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Sur Vivre et penser comme des porcs de Gilles Châtelet, déconfiture pour les cochons

www.liberation.fr Gilles Châtelet, déconfiture pour les cochons

Vivons-nous comme des porcs? Dans un essai-pamphlet, le mathématicien et philosophe se révolte contre l'ordre cybermercantile, la société néolibérale et l'absence de pensée qui en découle.

«Nous ne nous sentons pas hors de notre époque, au contraire nous ne cessons de passer avec elle des compromis honteux. Ce sentiment de honte est un des plus puissants motifs de la philosophie ("). Et il n'y a pas d'autre moyen que de faire l'animal (grogner, fouir, ricaner, se convulser) pour échapper à l'ignoble: la pensée même est parfois plus proche d'un animal qui meurt que d'un homme vivant, même démocrate.» Cette tirade de Gilles Deleuze et Félix Guattari figure en exergue d'un ouvrage qui, lui aussi, «grogne», «ricane», et laisse échapper un souffle de révolte: Vivre et penser comme des porcs, de Gilles Châtelet. Docteur d'Etat en sciences mathématiques, l'auteur est aujourd'hui professeur à Paris-VIII. Après un passage à l'IHES, il fut un temps directeur de projet au Collège international de philosophie.

Gilles Châtelet propose un diagnostic de la société contemporaine, en prenant position, en un sens quasi militaire, contre toute espèce de compromis avec «la force des choses». Vivre et penser comme des porcs ressemble à une photographie du monde d'aujourd'hui. On y rencontre des économistes, sociologues et autres intellectuels, qui fabriquent l'époque à coups de concepts: société tertiaire de services, ère postindustrielle, démocratie-marché, monde communicationnel, fluidité des échanges, autorégulation" On y reconnaît des profils types, cyniquement dénommés Turbo Bécassine et Cyber Gédéon: des gens heureux, libres dans leur tête, «anonymes et précaires comme des gouttes d'eau ou des bulles de savon»: Gilles Châtelet tourne en dérision les effets de manches de la bonne conscience humaniste qui met plus souvent la main sur le coeur qu'au porte-monnaie pour rendre hommage aux charniers en tout genre, couvre de sarcasmes les attitudes niaises du bon genre réaliste qui juge «informatif» le zapping, «communicationnel» le surf sur l'Internet. «L'ordre cyber-mercantile» a réussi à plonger ce monde dans la «fluidité», autrement dit la circulation des biens et des personnes avec une réduction maximale de tous frottements . «C'est l'image photonique du monde rêvé par le financier spéculateur d'un monde où tout bouge absolument sans que rien ne bouge.»

Gilles Châtelet dénonce en outre un dangereux décervelage, car l'ère postindustrielle et postmoderne est aussi «post-métaphysique». Une solide articulation de vérités physiques (du chaos et de l'auto-organisation) avec les prétendues règles de l'économie mondiale est ainsi aux commandes d'un «mécanisme invisible qui est le véritable pouvoir dirigeant de notre monde». Ce pouvoir a la puissance d'une «Grande Armée» qui se fait forte «de conjuguer les talents des vestes en tweed des sciences molles et ceux des blouses blanches des sciences dures». Gilles Châtelet s'élève contre la manipulation du mercantilisme tout-puissant sur les individus, et contre ce qui en découle pour la pensée .

Châtelet montre comment «une science, la théorie générale des réseaux et systèmes (la cybernétique)» a favorisé «la fabrication de comportements garantissant une étanchéité totale à l'intelligence politique». Où l'on se flatte d'être toujours disponible «pour l'échange de tondeuses, de pastèques et surtout, bien sûr,"d'informations sans se contrarier le moins du monde de devenir des "unités organiques plus ou moins complexes, affublées de droits de l'homme et capables de "rétroagir à l'environnement». Il est illusoire de se conforter dans les analogies fumeuses entre une Nature chaotique et autorégulatrice, et une Culture supposée éclose dans quelque «anarchie rationnelle» incitant à un «laisser-faire» généralisé; également faux de réduire l'«homme ordinaire» à un «homme moyen», et intellectuellement douteux de réduire le langage à un pur et simple «rapport instrumental». Elles ont fait naître un vaste soupçon de parasitisme concernant toute activité qui ne manifesterait pas immédiatement une certaine «visibilité opérationnelle». «Et l'empiriste mercantile de beugler: "Il est temps de réquisitionner la science et la religion et de mettre à contribution tous ces savants qui ne fichent rien et tous ces prêtres qui font la guérilla!»

Quelques remarques consolantes: «Le malaxage en peuples-marchés et en cyber-bétail réversible n'a pas encore triomphé! L'excellence comme telle ­ celle des savants, des artistes, de penseurs ou des grands tribuns ­ est respectée par beaucoup de gens qui n'ignorent pas qu'il existe un abîme entre les parasites et les créateurs.»

L'auteur conclut avec un scepticisme confiant qu'il faudra beaucoup d'éloquence à la «Grande Armée» pour faire oublier que «nous serons bientôt sept milliards à être victimes de cette malédiction qui, voici presque deux siècles, scandalisait Burke: "Plus on produit de richesses, plus il y a de paupérisme!» «Le travail est écartelé entre le travail-corvée de la survie et le travail-performance de la Surclasse. C'est négliger que seul le travail-patience engage une amplification inouïe de la liberté, à la fois en extension, par le biais d'un développement de la puissance d'agir de chacun, et en intensité, par la découverte d'une plasticité propre à l'individuation humaine. (") Ce serait peut-être une définition moderne du communisme: "A chacun selon sa singularité. De toute manière, il y aura beaucoup de pain sur la planche, car nous devons vaincre là où Hegel, Marx et Nietzsche n'ont pas vaincu.»

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